Dans le VIIIᵉ arrondissement de Paris, à deux pas de l’Arc de Triomphe et des Champs-Élysées, des adresses prestigieuses comme la rue de Tilsitt ou la rue Galilée incarnent le luxe absolu. C’est là, dans ces immeubles haussmanniens aux façades impeccables, que deux fils de l’ancien président yéménite Ali Abdullah Saleh auraient acquis de somptueux appartements pour plusieurs millions d’euros. Un contraste saisissant avec le Yémen, l’un des pays les plus pauvres du monde, ravagé par une guerre civile interminable qui a plongé des millions de personnes dans la misère et la famine.
En décembre 2025, le Parquet national financier (PNF) français a annoncé que Ahmed Ali Abdullah Saleh, fils aîné de l’ex-président, et son frère Khaled Saleh seront jugés à Paris en septembre 2026 pour « blanchiment de détournement de fonds publics et corruption en bande organisée ». Les soupçons portent sur l’acquisition de biens immobiliers de luxe dans la capitale, financés par des fonds publics détournés, pour un montant estimé à au moins 16 millions d’euros, dont un appartement situé rue de Tilsitt, acheté 6,5 millions d’euros en 2010.
Cette affaire s’inscrit dans la longue tradition française des poursuites pour « biens mal acquis », ces fortunes accumulées par des dirigeants autoritaires et blanchies en Europe. Elle rappelle les dossiers impliquant les familles Bongo (Gabon), Obiang (Guinée équatoriale) ou Sassou-Nguesso (Congo). Mais ici, le contexte est particulièrement dramatique : le Yémen, déjà affaibli sous le régime Saleh, est aujourd’hui dévasté par un conflit qui a causé des centaines de milliers de morts et l’une des pires crises humanitaires au monde.
Ali Abdullah Saleh : un règne marqué par la corruption
Ali Abdullah Saleh a dirigé le Yémen pendant plus de 33 ans, d’abord à la tête du Nord-Yémen (1978-1990), puis du pays unifié après 1990. Charismatique et redoutablement habile, il a navigué entre alliances tribales, régionales et internationales pour se maintenir au pouvoir. Mais son régime était profondément gangrené par une corruption généralisée.
Selon un rapport des experts de l’ONU publié en 2015, Saleh aurait amassé une fortune colossale estimée entre 32 et 60 milliards de dollars, soit l’équivalent du produit intérieur brut annuel du Yémen à l’époque. Cette richesse provenait notamment de pots-de-vin liés aux contrats pétroliers, gaziers et d’armement, ainsi que d’un système de captation systématique des ressources de l’État.
Contraint de quitter le pouvoir en 2012 sous la pression du Printemps arabe, Saleh s’est ensuite allié aux rebelles houthis dans l’espoir de revenir sur le devant de la scène politique. Trahi par ses anciens alliés, il est assassiné en décembre 2017. Ses fils, longtemps préparés à perpétuer la dynastie, héritent alors d’une fortune opaque et contestée.
Né en 1972, Ahmed Ali Abdullah Saleh était considéré comme le successeur naturel de son père. Ancien commandant de la Garde républicaine, une unité d’élite créée sur mesure par le régime, il a également été ambassadeur du Yémen aux Émirats arabes unis. Ses avoirs, comme ceux de son père, ont été gelés dès 2015 par l’ONU et les États-Unis, en raison de son rôle présumé dans le soutien aux houthis et la déstabilisation du pays.
Selon les enquêteurs français, après ce gel des avoirs, Khaled Saleh aurait pris le relais dans la gestion et la dissimulation de la fortune familiale.
L’enquête du PNF a été ouverte en 2019 à la suite d’un signalement des autorités suisses, qui avaient détecté des transferts suspects entre Genève et Paris. Les investigations révèlent qu’environ 30 millions d’euros ont transité de Sanaa vers des comptes parisiens, parfois ouverts sous des noms d’emprunt. Une société civile immobilière (SCI) aurait servi à masquer ces acquisitions : appartements rue de Tilsitt, rue Galilée, dans des quartiers où le mètre carré dépasse allègrement les 15 000 euros.
Les magistrats s’appuient notamment sur des rapports de l’ONU décrivant un système de prédation familiale au sommet de l’État yéménite.
Les deux frères contestent vigoureusement les charges. Leurs avocats, Me Clara Gérard-Rodriguez et Me Pierre-Olivier Sur, affirment que « tout est parfaitement transparent », sans recours à des sociétés offshore ni à des montages financiers complexes. Selon eux, l’enquête repose essentiellement sur un rapport onusien qui dresse un inventaire des biens sans démontrer l’origine illicite des fonds.
« Le fait de qualifier un régime de corrompu ne prouve pas que l’argent utilisé pour acheter des biens en France provienne de la corruption », soutiennent-ils.
Pendant que ces millions d’euros étaient investis dans l’immobilier parisien, le Yémen s’enfonçait dans le chaos. Depuis le début de la guerre civile en 2014-2015, le pays compte plus de 377 000 morts, directs et indirects, quatre millions de déplacés, et près de 80 % de la population dépendante de l’aide humanitaire.


























