Le 4 mars 2025, un tribunal tunisien a ouvert une mascarade judiciaire d’ampleur : quarante opposants au président Kaïs Saïed, accusés de « complot contre la sûreté de l’État » et d’ »adhésion à un groupe terroriste », comparaissent dans un procès que beaucoup qualifient de pure vendetta politique. Derrière les chefs d’accusation ronflants se dessine une réalité sinistre : un régime autoritaire qui, sous couvert de justice, cherche à écraser toute dissidence et à réduire au silence une opposition déjà affaiblie. Ce « méga-procès » n’est pas seulement une attaque contre des individus – politiciens, avocats, journalistes ou hommes d’affaires –, mais une tentative délibérée de « spolier les Tunisiens de leurs droits politiques », comme le dénonce Ahmed Néjib Chebbi, figure historique de la résistance et chef du Front du salut national (FSN).
Dès les premiers instants, ce procès trahit son véritable visage. Les accusés en détention, certains emprisonnés sans procès depuis plus de deux ans, sont contraints de comparaître par visioconférence, une mesure qui bafoue les principes élémentaires d’un procès équitable. « On nous refuse un procès public, la première condition de la justice », s’indigne Chebbi, 81 ans, dont la voix porte encore l’écho des luttes contre les dictatures de Bourguiba et Ben Ali. Mais sous Kaïs Saïed, la Tunisie semble avoir renoué avec ses vieux démons : une justice aux ordres, instrumentalisée pour servir les desseins d’un homme qui, depuis son coup de force de juillet 2021, s’est arrogé les pleins pouvoirs en piétinant la Constitution et en dissolvant le Parlement.
Les accusations elles-mêmes frisent l’absurde. Rencontrer des diplomates étrangers, commenter une visite d’Emmanuel Macron ou échanger avec un frère emprisonné – voilà les « crimes » reprochés à Chebbi et ses co-accusés. L’acte d’accusation, un pavé de 144 pages, ne mentionne ni attentat, ni violence, ni acte tangible de terrorisme. À la place, il s’appuie sur des témoignages anonymes, protégés par une loi antiterroriste détournée de son objet initial. « C’est un procès fabriqué », tonne Chebbi, et difficile de lui donner tort face à cette manipulation éhontée des institutions judiciaires. Les peines encourues – jusqu’à la peine de mort pour certains – et les condamnations minimales obligatoires trahissent une volonté claire : non pas juger, mais punir, et punir durement, pour l’exemple.
Ce procès n’est que le dernier symptôme d’une dérive dictatoriale orchestrée par Kaïs Saïed, un président qui, sous des airs de justicier anti-corruption, a méthodiquement démantelé les acquis démocratiques de la révolution de 2011. En dissolvant le Conseil supérieur de la magistrature et en révoquant arbitrairement près de 70 magistrats, il a transformé la justice en bras armé de son pouvoir. La Constitution révisée sous son égide ne parle plus de « pouvoir judiciaire », mais de « fonction judiciaire » – un glissement sémantique qui en dit long sur sa vision : un système subordonné à ses caprices, où l’indépendance des juges n’est plus qu’un souvenir.
Le Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’Homme a beau alerter sur « la persécution des opposants » et les « arrestations en cascade », Saïed reste sourd, drapé dans une rhétorique populiste qui présente ses adversaires comme des « traîtres » ou des « terroristes ». Ses partisans vantent une prétendue stabilité face à l’inflation et au chômage, mais à quel prix ? Celui d’un peuple bâillonné, d’une société civile étouffée et d’une opposition jetée en prison ou contrainte à l’exil. La Tunisie, berceau du Printemps arabe, est aujourd’hui le théâtre d’un hiver autoritaire, où la peur a remplacé l’espoir.
Ahmed Néjib Chebbi ne mâche pas ses mots : « Ce ne sont pas les accusés qui sont des terroristes, c’est le régime qui veut terroriser les Tunisiens pour les dissuader d’exercer leurs droits. » Le choix des cibles – la « fine fleur de l’élite politique », selon ses termes – n’est pas anodin. En frappant des figures respectées pour leur droiture et leur patriotisme, Saïed envoie un message clair : personne n’est à l’abri. Les manifestants devant le tribunal, les avocats réclamant un procès public, les ONG internationales comme la Commission internationale de juristes – tous dénoncent une justice aux ordres, où les « violations systématiques » des droits des accusés sapent toute légitimité.
Et pourtant, ce régime autocratique montre ses failles. En s’aliénant une partie de la population et en aggravant la crise socio-économique, Saïed joue un jeu dangereux. « Le sens de l’évolution des événements s’annonce en faveur de la démocratie », prédit Chebbi, qui mise sur la résilience d’un peuple habitué à lutter. Car si la répression peut briser des corps, elle n’efface pas la mémoire d’une révolution ni la soif de liberté.
Face à cette machine dictatoriale, les accusés opposent une résistance farouche. « Nous sommes prêts à sacrifier notre liberté, notre santé, voire davantage, pour défendre la dignité des Tunisiens », affirme Chebbi. Sa foi en la victoire de la liberté, qu’il qualifie de « force historique », puise dans les combats passés : l’indépendance, le soulèvement de 2011, les décennies de lutte contre l’autoritarisme. Même affaiblie, l’opposition refuse de plier, et le peuple, bien que démoralisé, pourrait se réveiller face à l’injustice criante de ce procès.
Ce « méga-procès » dépasse les frontières tunisiennes. Il est un test pour la communauté internationale, souvent prompte à fermer les yeux sur les dérives d’un régime qu’elle juge « stabilisateur ». Mais il est surtout un miroir tendu à la Tunisie elle-même : succombera-t-elle à la férule d’un autocrate, ou saura-t-elle renouer avec son rêve démocratique ? Pour l’heure, Kaïs Saïed règne par la peur, mais l’histoire montre que les dictatures, aussi brutales soient-elles, finissent toujours par vaciller face à un peuple déterminé.