Kaboul – Dans une décision inattendue, les États-Unis ont supprimé les primes de plusieurs millions de dollars qui pesaient sur les chefs du réseau Haqqani, une faction influente et redoutée des talibans afghans. Cette annonce intervient alors que les relations entre Washington et le gouvernement taliban, toujours non reconnu, semblent évoluer vers un nouvel équilibre diplomatique.
Le Département d’État américain a officialisé la fin des récompenses financières visant Sirajuddin Haqqani, ministre de l’Intérieur du gouvernement taliban, ainsi que deux autres figures clés du réseau, Abdul Aziz Haqqani et Yahya Haqqani, dans le cadre du programme « Rewards for Justice ». Jusqu’à récemment, une prime de 10 millions de dollars était offerte pour la capture de Sirajuddin, cerveau présumé d’attaques meurtrières contre les forces occidentales et afghanes pendant les vingt années de conflit en Afghanistan. Pourtant, cette mesure ne s’accompagne d’aucune réhabilitation : les trois hommes demeurent sur la liste des « Specially Designated Global Terrorists » (SDGT), et le réseau Haqqani conserve son statut d’organisation terroriste étrangère (FTO).
Ce paradoxe apparent intrigue. Pourquoi lever des primes aussi symboliques tout en maintenant une posture hostile ? Pour les observateurs, cette décision reflète une volonté de pragmatisme face à une réalité incontournable : les talibans, et en leur sein les Haqqani, sont désormais les maîtres de l’Afghanistan.
L’annonce intervient dans un contexte chargé. Quelques jours plus tôt, une délégation américaine s’est rendue à Kaboul pour la première fois depuis le retour de Donald Trump à la présidence, en janvier 2025. Peu après, les talibans ont libéré un citoyen américain détenu depuis des mois, un geste interprété comme un gage de bonne volonté. Ces développements ravivent les spéculations sur des pourparlers discrets entre Washington et le régime islamiste, dans la lignée de l’accord de Doha signé en 2020 sous le premier mandat de Trump – un texte qui avait scellé le retrait des troupes américaines et pavé la voie à la victoire talibane de 2021.
Certains analystes, comme Abdul Wahed Faqiri, spécialiste de la politique afghane basé aux États-Unis, y voient une manœuvre subtile : « Lever les primes pourrait être une façon de reconnaître l’influence de Sirajuddin Haqqani, perçu comme un pragmatique capable de dialoguer avec l’Occident, sans pour autant légitimer officiellement les talibans. » Une hypothèse d’autant plus crédible que Haqqani, malgré son passé sanglant, s’est imposé comme une figure centrale du pouvoir à Kaboul, multipliant les déplacements internationaux depuis 2021 au mépris des sanctions.
La levée des primes met aussi en lumière les divisions au sein du régime taliban. D’un côté, le clan Haqqani, dirigé par Sirajuddin, incarne une aile pragmatique, ouverte à des compromis pour obtenir des aides économiques ou une reconnaissance internationale. De l’autre, les loyalistes du chef suprême Hibatullah Akhundzada défendent une ligne idéologique inflexible, hostile à tout rapprochement avec l’Occident. Ces rivalités, exacerbées par des luttes de pouvoir et des visions divergentes sur la gouvernance, pourraient être exploitées par les États-Unis pour affaiblir l’unité talibane.
« Sirajuddin Haqqani est un homme à double visage », note Amina Rahimi, analyste afghane indépendante. « Terroriste hier, ministre aujourd’hui, il sait naviguer entre radicalisme et realpolitik. Washington semble parier sur cette ambiguïté. »
Le régime taliban, isolé diplomatiquement et en proie à une crise économique persistante, a salué cette décision comme une chance d’ouvrir un « nouveau chapitre » avec l’administration Trump. Ce dernier, connu pour son approche transactionnelle, pourrait y voir une occasion de stabiliser l’Afghanistan sans engager de ressources militaires coûteuses – une priorité après des décennies d’interventionnisme contesté.
Pour autant, cette levée de primes reste symbolique. Elle ne lève ni les sanctions ni les restrictions de voyage, et le statut de terroriste du réseau Haqqani reste intact. Dès lors, elle agit davantage comme un signal : Washington ajuste sa stratégie face à un pouvoir afghan qu’il ne peut ni ignorer ni pleinement combattre.