Le 25 novembre, la Turquie a infligé un coup retentissant à son « allié », les Émirats arabes unis (EAU). Le démantèlement d’une cellule d’espionnage présumée, opérant pour le compte des services émiratis, a brutalement rappelé que le vernis diplomatique entre Ankara et Abou Dhabi ne reflète en rien la réalité des rapports de force. Trois suspects ont été arrêtés, accusés d’avoir infiltré des secteurs stratégiques de l’industrie turque de la défense, tandis qu’un quatrième coordinateur reste en fuite à l’étranger, sous mandat d’arrêt international. Derrière ce coup de filet spectaculaire, une interrogation brûlante subsiste : que cherchent réellement les Émirats sur le sol turc, malgré les promesses d’investissements et le discours officiel de réconciliation ?
Les révélations sont accablantes. Selon le parquet d’Istanbul, relayé par plusieurs médias turcs, les suspects — cadres supérieurs d’entreprises actives dans le secteur de la défense — opéraient via des identités falsifiées sur les réseaux sociaux et utilisaient une ligne GSM turque redirigée vers les Émirats pour approcher des fonctionnaires stratégiques. Leur mission : collecter des données biographiques détaillées sur des hauts responsables, obtenir des numéros internes du ministère des Affaires étrangères et accéder à des informations sensibles sur des institutions militaires. Les preuves techniques — ordinateurs chiffrés saisis, communications interceptées, aveux partiels — montrent clairement qu’il s’agit d’une opération d’envergure, dirigée et coordonnée avec sophistication.
Un détail a toutefois attiré l’attention : la modification express du communiqué officiel. Dans sa première version, le document citait explicitement les services émiratis. Dans la version révisée, Abou Dhabi disparaît au profit d’une mention vague de « puissances étrangères ». Pour de nombreux observateurs, cette correction trahit la prudence d’Ankara : protéger des investissements pharaoniques — notamment un fonds de 10 milliards de dollars promis en 2022 — semble primer sur la transparence diplomatique. Pourtant, la réalité est implacable : un allié affiché espionne les secrets stratégiques turcs, révélant l’étendue d’une duplicité inquiétante.
Cette affaire s’inscrit dans une rivalité historique. Depuis 2016, Ankara accuse Abou Dhabi d’avoir soutenu la tentative de coup d’État et de financer des forces hostiles au gouvernement turc. La normalisation de 2021, orchestrée par Recep Tayyip Erdoğan et le cheikh Mohammed ben Zayed, n’a jamais effacé les divergences idéologiques, stratégiques et économiques. Derrière les visites officielles et les contrats juteux, la Turquie et les Émirats restent des rivaux acharnés, chacun cherchant à défendre son hégémonie régionale et ses intérêts militaires.
Les conflits par procuration en Libye, en Égypte, en Syrie et au Soudan ont exacerbé ce duel. Ankara soutient des gouvernements islamistes ou pro-Frères musulmans, tandis qu’Abou Dhabi finance les régimes autoritaires et milices anti-islamistes. Le Soudan illustre parfaitement cette collision : les Émirats fournissent, selon Khartoum, des armes aux Forces de soutien rapide en échange de concessions minières, tandis que la Turquie équipe l’armée régulière en drones Bayraktar TB2. La confrontation ne se limite pas aux champs de bataille : elle s’étend aux couloirs du renseignement et aux bureaux ministériels, où les espions émiratis sondent les failles d’un rival dont les exportations d’armement dépassent 7 milliards de dollars.
Cette nouvelle révélation confirme ce que certains analystes appellent la stratégie assumée d’Abou Dhabi : bâtir un « empire du renseignement » capable d’agir au-delà des alliances officielles. Ce n’est pas la première fois. En 2019, Ankara avait déjà démantelé un réseau émirati espionnant des opposants arabes, une affaire probablement liée à celle de Jamal Khashoggi. À chaque fois, Abou Dhabi reste silencieux, tandis que la Turquie transforme ces scandales en levier politique, exposant au grand jour la duplicité d’un partenaire soi-disant loyal.
Dans ce théâtre géopolitique saturé de méfiance, la véritable question n’est plus : que veulent les Émirats de la Turquie ? Elle devient : combien de temps ce rapprochement fragile résistera-t-il au choc des ambitions contradictoires ? L’espionnage, récurrent et sophistiqué, agit comme un fantôme qui hante Ankara et Abou Dhabi. Derrière les promesses d’investissements et les sourires diplomatiques, la relation entre les deux pays reste gouvernée par une logique de rivalité stratégique et de duplicité.


























