La Haye — Le conflit dévastateur qui ravage le Soudan depuis plus d’un an a franchi un nouveau seuil sur le plan diplomatique. Jeudi, l’État soudanais a officiellement saisi la Cour internationale de justice (CIJ) à La Haye, accusant les Émirats arabes unis (EAU) de complicité dans un génocide en cours contre la communauté masalit dans la région du Darfour, déjà marquée par les blessures profondes d’un conflit ethnique prolongé depuis le début des années 2000.
Le ministre intérimaire de la Justice, Muawia Osman, s’est exprimé dès l’ouverture des audiences en dénonçant un « soutien stratégique, déterminant et continu » qu’Abou Dhabi aurait apporté aux Forces de soutien rapide (FSR), groupe paramilitaire composé en grande majorité de miliciens arabes, aujourd’hui accusé de mener une campagne systématique de nettoyage ethnique. Selon lui, ce soutien se traduit par l’envoi d’armes, d’équipements militaires, de fonds et de carburants, contribuant directement à la commission de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité.
Depuis avril 2023, le Soudan est plongé dans une guerre fratricide opposant l’armée régulière, dirigée par le général Abdel Fattah al-Burhan, aux FSR, forces dirigées par le général Mohamed Hamdan Dagalo, dit « Hemetti ». Les affrontements se sont rapidement propagés à l’ensemble du pays, mais le Darfour, région historiquement instable, a de nouveau été plongée dans une spirale de violence intense. Des milliers de civils y ont été tués, d’innombrables femmes violées, et des villages entiers rasés, selon des témoignages d’ONG et d’agences de l’ONU.
À la barre, le Soudan a demandé à la CIJ de prendre des mesures provisoires pour faire cesser immédiatement tout soutien présumé des Émirats arabes unis aux FSR et à leurs milices affiliées. Le gouvernement soudanais réclame également des réparations, affirmant que les actes commis constituent une violation manifeste de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, à laquelle les Émirats sont parties depuis 2005.
Face à ces accusations lourdes, la défense émiratie a balayé d’un revers la requête soudanaise, qualifiant la plainte de « mise en scène politique ». Reem Ketait, représentante officielle d’Abou Dhabi, a accusé Khartoum d’utiliser la Cour comme tribune diplomatique pour masquer ses propres échecs dans la gestion du conflit. Elle a affirmé que « les allégations du Soudan sont non seulement infondées, mais relèvent, au mieux, d’un malentendu grossier, au pire, d’une fabrication pure et simple ».
Selon les Émirats, leur engagement dans la région s’inscrit dans un cadre humanitaire et diplomatique, et leur implication militaire est inexistante. Ils rejettent tout lien direct ou indirect avec les groupes armés actifs au Darfour.
Au-delà de la gravité des accusations, des experts en droit international s’interrogent sur la recevabilité de l’affaire. En effet, lors de leur adhésion à la Convention sur le génocide en 2005, les Émirats ont émis une réserve sur l’article IX, celui qui autorise un État à porter plainte contre un autre État devant la CIJ en cas de litige relatif à l’interprétation ou à l’application de la convention. Cette réserve pourrait suffire à rendre la CIJ incompétente pour statuer sur l’affaire.
Michael Becker, professeur de droit international au Trinity College de Dublin, souligne que cette affaire soulève des « enjeux juridiques complexes », mais estime qu’il est « peu probable » que la Cour aille au fond du dossier. « À moins que les juges ne jugent cette réserve incompatible avec l’objet fondamental de la convention, il y a de fortes chances que l’affaire soit classée pour défaut de compétence », explique-t-il.
Pendant que les débats juridiques se déroulent dans l’enceinte feutrée du Palais de la Paix, la situation humanitaire au Soudan continue de se détériorer. Plus de 8 millions de personnes ont été déplacées à l’intérieur du pays ou vers les États voisins, et les violences se poursuivent sans relâche. Dernièrement, les FSR ont revendiqué la prise d’Um Kadadah, une ville stratégique du Darfour-Nord, accentuant la pression sur la ville d’El-Facher, l’un des derniers bastions de l’armée dans la région.
Les appels internationaux à la reprise des négociations restent sans effet. Les États-Unis et l’Arabie saoudite, médiateurs traditionnels dans le dossier soudanais, ont récemment exhorté les deux camps à retourner à la table des discussions. Mais sur le terrain comme dans les tribunaux internationaux, la paix semble encore bien lointaine.