Jakarta – Août 2025. Le président indonésien Prabowo Subianto vient de lancer un vaste programme de libérations conditionnelles et de grâces présidentielles, présenté comme un geste humanitaire face à la surpopulation carcérale et un acte de réconciliation nationale. Mais derrière cette annonce, de nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer une instrumentalisation politique de la justice, dans un pays où la lutte contre la corruption et l’indépendance du pouvoir judiciaire demeurent fragiles.
Approuvé par le Parlement et salué par certains acteurs institutionnels, ce plan de clémence prévoit la libération progressive de plus de 44 000 détenus, un chiffre sans précédent depuis la chute du régime autoritaire de Suharto. La première vague, officialisée fin juillet, concerne 1 116 prisonniers, parmi lesquels figurent plusieurs figures politiques de premier plan, naguère opposées à l’ex-président Joko Widodo, aujourd’hui libérées au nom de l’unité nationale.
Parmi les bénéficiaires les plus controversés figure Hasto Kristiyanto, secrétaire général du Parti démocratique indonésien de lutte (PDIP), principale force d’opposition. Condamné à trois ans et demi de prison pour corruption électorale, il est aujourd’hui libre, au nom, selon le ministre de la Justice Supratman Andi Agtas, de « son service envers la nation ». Cette justification, jugée floue et opportuniste par de nombreux juristes, a aussitôt alimenté les soupçons d’un rapprochement stratégique entre le président Prabowo et le PDIP en vue d’une cohabitation parlementaire plus souple.
Autre libération notable : Thomas Trikasih Lembong, ancien ministre du Commerce, anciennement hostile à Prabowo, condamné pour abus de pouvoir. Il est désormais blanchi par la grâce présidentielle, une décision qui intervient dans un contexte où les pressions politiques autour de la composition du futur cabinet gouvernemental sont particulièrement fortes.
Le geste présidentiel s’étend aussi à des militants papous condamnés pour trahison. Jakarta justifie leur libération par le caractère désormais « non armé » de leur mouvement. Mais cette annonce, à quelques semaines de la fête nationale, soulève elle aussi la question du timing politique, dans un pays encore hanté par la marginalisation des provinces périphériques.
Pour une partie de l’opinion publique, ces décisions relèvent moins d’une volonté de pacification que d’un pragmatisme politique assumé, voire cynique. Bivitri Susanti, professeure de droit constitutionnel à l’université Jentera, affirme que « la grâce présidentielle, dans le cas de Hasto, est clairement une manœuvre pour amadouer le PDIP, afin de réduire l’opposition au Parlement ».
Cette analyse est partagée par Muhammad Isnur, de la Fondation d’aide juridique (YLBHI), qui alerte : « Quand la justice devient une variable d’ajustement pour les intérêts du pouvoir exécutif, nous franchissons une ligne rouge. Ce n’est plus l’indépendance judiciaire qui prévaut, mais le troc politique. »
Le risque est donc double, d’un côté, celui de banaliser l’impunité pour des actes de corruption, minant les efforts de lutte contre un fléau profondément enraciné en Indonésie. De l’autre, celui de délégitimer le système judiciaire, perçu comme inféodé au pouvoir en place.
Investi seulement en octobre 2024, Prabowo Subianto cherche à marquer son début de mandat par un message d’apaisement et de rupture avec les antagonismes du passé. Mais ce geste, s’il se veut fédérateur, risque de se retourner contre lui. Car en contournant le système judiciaire par des grâces présidentielles à haute teneur politique, il pourrait compromettre sa promesse de restaurer l’ordre, l’éthique et la gouvernance.
L’Indonésie, nation aux 270 millions d’habitants, souvent citée comme un laboratoire démocratique en Asie du Sud-Est, se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins : maintenir une justice indépendante et crédible, ou accepter un retour déguisé aux pratiques de favoritisme, où le pouvoir s’arroge le droit d’effacer les fautes de ses alliés – présents ou futurs.