Le 5 septembre 2025, Anutin Charnvirakul, magnat de l’immobilier et chef du parti conservateur Bhumjaithai, a été propulsé au poste de Premier ministre de la Thaïlande par un vote parlementaire, marquant un séisme dans le paysage politique du royaume. Avec 311 voix sur 492 à la chambre basse, il a sécurisé une majorité confortable, dépassant largement le seuil requis de 247 voix et éclipsant le candidat du Pheu Thai, Chaikasem Nitisiri, qui n’a obtenu que 152 voix. Cette nomination, en attente de l’approbation formelle du roi, intervient dans la foulée de la destitution brutale de Paetongtarn Shinawatra, dernière figure de la dynastie Shinawatra, et expose les intrigues, les alliances précaires et les trahisons qui rythment la politique thaïlandaise.
La Thaïlande, engluée dans une instabilité cyclique, a vu trois Premiers ministres se succéder en un peu plus de deux ans. La chute de Paetongtarn Shinawatra, en poste depuis août 2024, illustre l’influence persistante de l’establishment militaro-conservateur. Destituée le 29 août 2025 par la Cour constitutionnelle pour avoir prétendument nui aux intérêts nationaux lors d’une conversation controversée avec l’ex-Premier ministre cambodgien Hun Sen, en pleine crise frontalière, Paetongtarn a vu son parti, Pheu Thai, perdre son principal allié, Bhumjaithai, qui a rompu la coalition en juin 2025. Cette rupture a précipité une crise politique, ouvrant la voie à l’ascension d’Anutin.
Anutin, 58 ans, ancien ministre de la Santé (2019-2023) et de l’Intérieur (2023-2025), doit sa victoire à un soutien inattendu du People’s Party, principal parti d’opposition et héritier du parti réformiste Move Forward, dissous en 2024. Ce parti, porteur d’un agenda pro-démocratique et réformateur, est idéologiquement aux antipodes de Bhumjaithai, connu pour son conservatisme et son loyalisme monarchique. Pourtant, dans un calcul stratégique, le People’s Party a choisi de soutenir Anutin pour empêcher le retour de figures conservatrices comme Prayuth Chan-ocha, ancien chef de la junte, et pour arracher des promesses cruciales : la dissolution du Parlement dans les quatre mois pour des élections anticipées en avril ou mai 2026, et un soutien à une réforme constitutionnelle.
Anutin Charnvirakul, héritier d’une fortune dans la construction via Sino-Thai Engineering, incarne une figure conservatrice mais flexible, capable de voguer entre factions rivales. Connu pour avoir promu la dépénalisation du cannabis en 2022 – une mesure populaire mais critiquée pour son manque de régulation –, il a su se positionner comme un acteur incontournable. « C’est normal de ressentir de l’excitation », a-t-il déclaré aux journalistes avant le vote, affichant une assurance pragmatique face aux tensions. Cependant, son passé d’allié des Shinawatra, suivi de sa rupture avec Pheu Thai, et son rapprochement avec le People’s Party, alimentent les soupçons de calculs opportunistes.
La nomination d’Anutin signe un revers cinglant pour la dynastie Shinawatra, qui a dominé la politique thaïlandaise pendant des décennies via Pheu Thai. Thaksin Shinawatra, ancien Premier ministre (2001-2006) et magnat des télécommunications, a quitté la Thaïlande à bord d’un jet privé quelques heures avant le vote, officiellement pour un examen médical à Singapour, avant de bifurquer vers Dubaï, invoquant la fermeture d’un aéroport. Ce départ, à la veille d’un jugement de la Cour suprême prévu le 9 septembre, qui pourrait remettre en question sa libération anticipée de prison pour corruption, soulève des spéculations sur une fuite. « Je prévois de retourner en Thaïlande au plus tard le 8 septembre pour me rendre personnellement au tribunal », a-t-il affirmé sur X, mais son absence affaiblit davantage Pheu Thai, déjà ébranlé par la destitution de Paetongtarn.
Le gouvernement minoritaire d’Anutin, sans participation formelle du People’s Party, fait face à des défis de taille. Économiquement, la Thaïlande souffre d’une baisse du tourisme et d’une croissance en berne. Diplomatiquement, les tensions avec le Cambodge, amplifiées par l’affaire ayant coûté son poste à Paetongtarn, exigent une gestion délicate. La perspective d’élections anticipées risque d’intensifier les rivalités, Pheu Thai jurant de « revenir pour achever le travail ».