On en vient à se demander si la diplomatie à la turque n’a pas glissé vers un tourisme diplomatique. Ahmet Yıldız, vice-ministre turc des Affaires étrangères, enchaîne les voyages entre Alger et Bamako avec l’entrain d’un VRP international, persuadé sans doute qu’un aller-retour bien millimétré suffira à résorber des décennies de rancunes, d’accusations d’ingérence et de différends profondément ancrés. Une photo ici, un communiqué commun là, et voilà qu’on croit pouvoir tirer le rideau sur la brouille algéro-malienne. Mais oublier cela, c’est méconnaître une fracture géopolitique profonde qui dépasse de loin un simple incident protocolaire.
La Turquie, drapée dans son costume de super-héros de la désescalade sahélienne et son charisme néo-ottoman comme un bouclier anti-crise, exhibant fièrement ses drones Bayraktar. Sous la baguette du maestro Erdoğan, Ankara s’invite dans l’arène brûlante du Sahel pour réconcilier l’Algérie et le Mali, deux coqs de combat qui se fusillent du regard à travers les dunes. C’est audacieux, à la manière d’un épisode d’une série turque où le héros croit pouvoir tout régler d’un sourire et d’un chèque de six milliards de dollars. Mais soyons sérieux : les drones ne chantent pas des hymnes de paix, et les ego surdimensionnés d’Alger et Bamako ne se calment pas autour d’une simple tasse de thé. La Turquie réussira-t-elle ce tour de force diplomatique, ou finira-t-elle par trébucher dans ce vaudeville sahélien ? Accrochez-vous, le spectacle promet d’être grandiose.
Les relations entre l’Algérie et le Mali ressemblent à un véritable casse-tête diplomatique. La crise remonte à 2022, lorsque Bamako a dénoncé l’accord de paix d’Alger de 2015, censé apaiser les tensions dans le nord du Mali en incluant les groupes touaregs. Sous la houlette de la junte militaire menée par le colonel Assimi Goïta, les autorités maliennes ont accusé l’Algérie d’ingérence, notamment pour avoir organisé des réunions avec des représentants touaregs sans consultation préalable. Cette escalade a atteint son paroxysme fin 2023, avec le rappel temporaire des ambassadeurs, geste symbolique d’une rancune profonde.
Cette crise s’inscrit dans un Sahel en pleine turbulence, marqué par la montée des groupes jihadistes, l’instabilité chronique et le retrait progressif des forces françaises. L’émergence de l’Alliance des États du Sahel (AES), qui regroupe Mali, Niger et Burkina Faso, a redessiné les équilibres régionaux et ouvert la porte à de nouveaux acteurs, dont la Turquie, qui tente de s’imposer comme un médiateur crédible dans ce chaos géopolitique.
Face à ce climat tendu, Ankara déploie une stratégie ambitieuse pour renforcer son influence en Afrique. Depuis le retrait des forces françaises, la Turquie a intensifié sa présence militaire en fournissant des drones Bayraktar TB2 au Mali et au Burkina Faso. Ces appareils, déjà éprouvés en Libye et en Ukraine, ont renforcé les capacités des armées locales contre les groupes jihadistes, faisant d’Ankara un partenaire sécuritaire convoité.
Sur le plan économique, la Turquie mise sur des projets d’envergure comme le corridor transsaharien, qui vise à relier les pays du Golfe de Guinée à l’Algérie. Si ce projet se concrétise, il pourrait stimuler le commerce régional et offrir une alternative aux initiatives marocaines, rivales de l’Algérie. Mais entre les défis logistiques et les rivalités géopolitiques, ce corridor ressemble encore à un rêve ambitieux dans un désert d’obstacles.
Ankara ne se limite pas à la puissance militaire et aux infrastructures. Son « soft power » est un atout majeur : écoles financées par la fondation Maarif, mosquées construites par des ONG turques, et séries télévisées captivant les publics africains. La Turquie sait vendre son image, avec une assurance parfois déconcertante.
Les relations turco-algériennes ont connu un essor spectaculaire depuis 2020. Ankara est devenu le premier investisseur étranger hors hydrocarbures en Algérie, avec plus de six milliards de dollars injectés. Les visites d’État entre Erdoğan et Abdelmadjid Tebboune ont scellé des partenariats stratégiques solides, faisant de l’Algérie un pilier de la politique africaine turque.
Les liens avec le Mali, plus récents, sont tout aussi stratégiques. En janvier 2024, Ahmet Yıldız a rencontré le colonel Goïta pour discuter coopération et sécurité. La Turquie soutient l’Alliance des États du Sahel et valorise la posture souverainiste de Bamako, ce qui flatte l’ego malien.
Le corridor transsaharien ajoute une complexité supplémentaire, en rivalisant avec des projets marocains et attisant les tensions algéro-marocaines. Ankara doit jouer les funambules pour ménager ses alliés. Et n’oublions pas les ambitions néo-ottomanes d’Erdoğan, parfois perçues comme une tentative d’hégémonie nouvelle dans une région déjà saturée d’influences étrangères. Trop souvent, la diplomatie turque semble se réduire à une série de visites de courtoisie sans contenu réel.
Si Ankara parvient à rapprocher Alger et Bamako, elle pourrait s’imposer comme une alternative crédible aux puissances traditionnelles (France) et émergentes (Russie, Chine). Cela renforcerait la lutte régionale contre le terrorisme et consoliderait l’Alliance des États du Sahel.
Mais l’échec est tout aussi probable. En cas d’impasse, la Turquie perdrait en crédibilité et risquerait d’aliéner l’un de ses partenaires. Les rivalités régionales et les défis internes turcs — crise économique, tensions politiques — rendent cette mission périlleuse. Erdoğan a-t-il vraiment les moyens d’être le pompier du Sahel tout en maîtrisant son propre feu intérieur ?