Dix ans derrière les barreaux sans procès, dix ans de silence, d’isolement et d’oubli. Puis, soudain, une annonce qui se veut « judiciaire » mais qui sonne comme une mascarade : la justice libanaise ordonne la libération d’Hannibal Kadhafi. Une libération conditionnée à une caution vertigineuse de 11 millions de dollars, assortie d’une interdiction de quitter le territoire. Autrement dit, une liberté sous rançon — un artifice juridique pour maintenir la pression sans assumer ouvertement la violation des droits fondamentaux. Cette décision, prise par un juge libanais après un interrogatoire le 17 octobre 2025, ne marque pas la fin d’une injustice, mais plutôt sa consécration, transformant la détention en une forme de captivité financière surveillée.
Depuis son enlèvement en Syrie en décembre 2015 et sa remise aux autorités libanaises, Hannibal Kadhafi, fils du défunt leader libyen Mouammar Kadhafi, a été maintenu en détention sans fondement juridique solide. Officiellement, il est retenu pour obtenir des informations sur la disparition de l’imam Moussa Sadr en 1978, un dossier vieux de près d’un demi-siècle qui hante encore la mémoire collective libanaise. Moussa Sadr, figure charismatique chiite et fondateur du mouvement Amal, avait disparu lors d’un voyage en Libye, et les soupçons se sont portés sur le régime de Kadhafi père, accusé d’avoir orchestré son assassinat pour des raisons politiques et régionales. Hannibal, alors âgé de seulement deux ans au moment des faits, n’a aucun lien direct avec cette affaire, si ce n’est son nom de famille.
Cette affaire illustre les dysfonctionnements profonds du système judiciaire libanais, miné par la corruption, l’effondrement économique et les ingérences étrangères. Dans un pays où la justice est souvent instrumentalisée par des factions politiques, la détention d’Hannibal Kadhafi semble avoir servi de levier diplomatique plutôt que de quête de vérité. Des organisations comme Human Rights Watch ont dénoncé cette situation dès 2024, qualifiant la détention de « arbitraire » et appelant à sa libération immédiate, soulignant qu’elle violait les normes internationales en matière de droits humains. Pendant ces dix années, Hannibal a été transféré de prisons en prisons, subissant des conditions précaires, des grèves de la faim et des hospitalisations répétées, sans que les autorités libanaises ne produisent de preuves concrètes contre lui.
La décision de libération sous caution, fixée à 11 millions de dollars (dont 10 millions pour des réclamations personnelles et 1 million supplémentaire), n’est pas une victoire pour la justice, mais un marchandage flagrant. Ce montant exorbitant, dans un contexte où le Liban traverse l’une des pires crises économiques de son histoire – avec une inflation galopante et une pauvreté touchant plus de 80 % de la population – soulève des questions sur les motivations réelles. S’agit-il d’une tentative de monétiser une affaire politique ? Ou d’un moyen de maintenir Hannibal sous contrôle, en l’empêchant de quitter le pays sous prétexte de poursuites en cours ? Le juge a également imposé un bannissement de voyage, transformant ainsi la « liberté » en une assignation à résidence déguisée.
Derrière cette pseudo-libération se profilent les ombres des puissances régionales. Le Hezbollah, influent au Liban et allié historique de l’Iran, a longtemps instrumentalisé l’affaire Moussa Sadr pour consolider sa base chiite et entretenir des tensions avec la Libye post-Kadhafi. Sadr, originaire d’Iran et leader spirituel des chiites libanais, représente un symbole de résistance contre les ingérences étrangères, et son dossier est souvent brandi pour justifier des alliances ou des hostilités. Des sources indiquent que le Hezbollah et d’autres factions ont exercé des pressions pour prolonger la détention d’Hannibal, le voyant comme un atout dans des négociations plus larges impliquant la Syrie et la Libye.
Cette affaire n’est pas isolée ; elle s’inscrit dans un pattern plus large de détentions arbitraires au Liban, où la justice sert souvent les intérêts des élites au pouvoir. Le pays, fragmenté par des clivages sectaires – sunnites, chiites, chrétiens, druzes – utilise fréquemment des dossiers historiques pour régler des comptes actuels
Hannibal Kadhafi, détenu sans procès dans un pays qui se prétend défenseur des droits arabes et un phare de la démocratie au Moyen-Orient, devient le symbole d’une justice à vendre. Où l’on achète le silence et où l’on vend la dignité au prix fort. Cette « libération » n’efface pas les dix années perdues, ni les souffrances endurées. Elle expose au contraire la faillite morale et institutionnelle du Liban, un État où la corruption imprègne jusqu’aux plus hautes sphères judiciaires. Lorsque un tribunal exige 11 millions de dollars pour rendre une liberté qu’il n’avait jamais le droit de retirer, ce n’est plus de justice qu’il s’agit — mais de racket judiciaire sous drapeau national.
Hannibal Kadhafi n’est pas un saint – son passé inclut des accusations de violence et d’abus en Europe – mais cela ne justifie pas une décennie d’injustice. Le Liban, en optant pour cette libération conditionnelle, ne corrige pas une erreur ; il la perpétue sous une forme plus insidieuse. Une véritable justice exigerait non seulement sa liberté pleine et entière, mais aussi une enquête impartiale sur les responsables de cette détention abusive. Sans cela, le pays continuera de jongler avec ses allégeances contradictoires, au détriment de ses principes fondamentaux.