Dans l’ombre du chaos libyen, les limites opérationnelles d’une coordination maghrébine
Alger, 6 novembre 2025 – Dans les salons surprotégés du palais El Mouradia, véritable forteresse nichée au cœur de la capitale algérienne, le président Abdelmadjid Tebboune a reçu le ministre tunisien des Affaires étrangères, Mohamed Ali Nafti. Officiellement, cette rencontre bilatérale visait à renforcer les liens entre les deux pays et à harmoniser leurs positions en amont de la réunion ministérielle tripartite Algérie-Tunisie-Égypte dédiée à la crise libyenne..
Tebboune et Nafti ont réaffirmé leur engagement en faveur d’une « coopération algéro-tunisienne » pour la stabilité régionale, promettant un « dialogue permanent » et la tenue, en décembre à Tunis, d’une Grande commission mixte destinée à forger un « partenariat stratégique ». Derrière ces formules diplomatiques convenues se dessine cependant une réalité plus prosaïque : des échanges économiques au ralenti, un commerce frontalier gangrené par la contrebande, et une dépendance énergétique criante de Tunis, qui doit solliciter le gaz algérien pour traverser l’hiver sans blackouts majeurs. Cette entrevue s’inscrivait dans la préparation de la réunion ministérielle du Mécanisme tripartite des pays voisins de la Libye, relancé en 2025 après des années d’hibernation. Créé en 2017 et interrompu en 2019, ce mécanisme ambitionnait de coordonner les efforts régionaux pour un règlement politique « libyen-libyen », sous l’égide des Nations unies. Huit ans plus tard, le bilan est amer, le processus politique piétine, et la Libye reste un champ de bataille fragmenté entre milices rivales, puissances étrangères et seigneurs de guerre.
Autour de la table tripartite se confrontent trois visions distinctes, incarnées par trois régimes à forte empreinte militaire, déguisés en diplomates : Alger, Tunis et Le Caire. L’Algérie revendique un rôle de médiateur neutre, en appuyant le Gouvernement d’unité nationale (GNU) de Tripoli tout en prônant la non-ingérence. Son attitude demeure toutefois ambiguë : en soutenant implicitement le camp d’Abdulhamid Dbeibah, Alger s’isole de l’Est libyen dominé par le maréchal Khalifa Haftar, sapant ainsi sa prétention à l’impartialité. La Tunisie, de son côté, adopte une diplomatie humanitaire et pragmatique, focalisée sur la containment des flux migratoires et des tensions à sa frontière sud. L’Égypte, enfin, mène une stratégie plus directe et assumée : soutien militaire ouvert à Haftar, contrôle des routes de l’Est, et volonté de modeler la future architecture sécuritaire libyenne à son avantage.
Le communiqué final du 6 novembre a réitéré les priorités habituelles – « réconciliation nationale », « retrait des mercenaires » et « unification des institutions » – sans proposer de mesures concrètes ni de calendrier précis. Sur le terrain, la réalité contredit ces déclarations : près de 20 000 combattants étrangers, incluant des Russes du groupe Wagner, des Turcs, des Soudanais et des Tchadiens, opèrent encore en Libye. Les trafics en tout genre prospèrent, les frontières restent poreuses, et les structures étatiques libyennes continuent de s’effriter comme un château de sable sous l’assaut des vagues.
Pour l’Algérie, la menace est immédiate et viscérale. Les 1 000 kilomètres de frontière commune avec la Libye se sont transformés en un couloir incontrôlable pour les trafiquants, les groupes armés et les migrants. Malgré un arsenal défensif impressionnant – déploiement de drones turcs Akinci, construction de murs de six mètres de haut, creusement de fossés anti-4×4, et mobilisation de trois divisions blindées le long de la frontière sud –, les flux restent ingérables. La coordination avec les milices libyennes est quasi inexistante : Dbeibah laisse filer les infiltrations à l’Ouest, tandis que Haftar verrouille son flanc est sans partager d’informations. Conséquence directe : le terrorisme s’exporte vers le Sahel, avec l’attentat de Kidal au Mali en 2025, le coup d’État de Niamey au Niger, et le massacre de Ouahigouya au Burkina Faso. L’Algérie paie un lourd tribut : 14 soldats tués à Bordj Badji Mokhtar en octobre 2025, un incident qui a ravivé les tensions internes et les critiques contre la politique étrangère d’Alger.
L’alliance tripartite Algérie-Tunisie-Égypte, souvent présentée comme un rempart de stabilité régionale, n’est en vérité qu’une façade fissurée par des intérêts divergents. L’Égypte fournit armes et avions MiG-29 à Haftar, installe des bases radars à Al-Jufra, et consolide son influence à l’Est. Tunis, submergée par plus de 120 000 réfugiés libyens sur son sol, mise sur une approche humanitaire tout en manquant cruellement de ressources. Alger, paralysée par les vetos croisés au Conseil de sécurité de l’ONU – russe en faveur de Wagner, américain lié à des considérations plus larges incluant Israël –, s’accroche à une diplomatie onusienne déconnectée du terrain. La coordination ? Un vœu pieux. Le communiqué final, long de douze pages d’euphémismes, appelle à une « réconciliation globale », à des élections « simultanées » (reportées sept fois depuis 2021), et à une unification militaire via le format « 5+5 » (un échec patent). Prochaine réunion : début 2026 à Tunis. Combien de victimes d’ici là ? L’ONU recense déjà plus de 3 000 civils tués en Libye rien qu’en 2025.
La Libye n’est plus un État souverain, mais un kaléidoscope de seigneurs de guerre, de trafiquants et de djihadistes, où le pétrole se mêle au sang dans une économie de rapine. Qu’importe le nombre de réunions ou de communiqués : la région glisse inexorablement vers l’abîme.

























