Il est scientifiquement reconnu que la mémoire n’est pas infaillible. La notion de faux souvenirs a été abordée dès les débuts de la psychologie cognitive. Elle est présente dans les écrits de Sigmund Freud et Pierre Janet. La psychologue Elizabeth Loftus est une pionnière de l’étude de ce phénomène. Néanmoins, jusqu’à aujourd’hui, il existe encore certains mystères de perception et de mémorisation qui n’ont pas encore été clairement résolus.
En 2009, une auteure du nom de Fiona Broome a mis en ligne un site internet spécialement dédié à un phénomène qu’elle a baptisé « effet Mandela ». D’après sa définition, « c’est quand quelqu’un a un souvenir clair de quelque chose qui ne s’est jamais produit dans cette réalité. »
Différentes hypothèses ont été avancées pour expliquer le phénomène. Certains ont évoqué des théories de physique quantique, d’autres se sont plutôt penchés sur des modèles de psychologie sociale et cognitive.
La naissance du concept
Tout a commencé en 2005, lorsque Fiona Broome a assisté à une conférence. Avant l’événement, elle était persuadée que Nelson Mandela est mort en prison en 1980. Pourtant, en réalité, l’homme politique est décédé le 5 décembre 2013, à Johannesburg.
Ce qui a intrigué Broome, c’est le fait qu’elle avait des souvenirs précis concernant le décès de Mandela. Elle s’est également rendu compte qu’elle n’était pas la seule à avoir les mêmes faux souvenirs. Pour elle, il est évident qu’il ne s’agit pas d’un simple défaut de mémoire collectif.
Broome a donc fait des recherches. Elle a découvert qu’il existe de nombreux cas similaires dans l’histoire, la géographie, le langage, la culture, etc. Elle a pu recueillir d’autres écarts entre l’Histoire communément admise et la version qu’en ont certains groupes de personnes.
Après la création de la plateforme dédiée en 2009, des milliers d’individus de par le monde ont rejoint la communauté effet Mandela. Elle regroupe des personnes ayant des souvenirs précis liés aux mêmes événements, mais qui ne concordent pas aux versions universelles. « Nous avons des opinions différentes, mais ce qui nous connecte, ce sont ces mémoires extraordinaires », a noté Fiona Broome.
L’existence de la communauté effet Mandela a officiellement été déclarée en 2013. Durant la même année, la petite fédération a ouvert son subreddit dédié.
D’innombrables cas d’effet Mandela
D’innombrables cas d’effet Mandela ont ensuite été révélés. Beaucoup croient, par exemple, que John F. Kennedy a été assassiné dans la voiture avec trois personnes, dont sa femme, le gouverneur Connally et le conducteur. Pourtant, les documents de l’enquête sur la mort du président américain ont révélé que six individus étaient disposés différemment dans le véhicule.
Par ailleurs, il semble que, dans la mémoire collective, la phrase de la reine dans Blanche-Neige a été déformée. Plusieurs générations pensent que c’est « Miroir, miroir sur le mur, qui est la plus belle ? ». Pourtant, la vraie incantation est : « Miroir magique au mur, qui a beauté parfaite et pure ? ». De même, beaucoup de gens pensent que la célèbre réplique de Dark Vador dans La Guerre des étoiles (L’Empire contre-attaque) était « Luke, je suis ton père ». Pourtant, la vraie réponse était « Non, je suis ton père ».
Certaines personnes ont le souvenir que Di Caprio a gagné un Oscar avant 2016. D’autres ont une perception erronée, mais précise, du physique de Marilyn Monroe.
En outre, de nombreux Américains pensaient que le dessin animé La famille Berenstain s’écrit avec un « e » et non un « a ». Beaucoup ont été surpris que, en réalité, le mot exact est « dilemna » et non « dilemma », comme « definately » et non « definitely ».
D’après l’un de ces souvenirs défaillants, le massacre de Colombie, en 1999, aurait eu lieu en 1996. Selon un autre, l’Écosse et le Pays de Galles auraient été beaucoup plus petits avant.
L’hypothèse des réalités multiples
« Nos souvenirs sont différents de ce qui est consigné dans les livres d’histoire, les journaux et autres archives », a déclaré Fiona Broome. « Nous sommes nombreux à spéculer sur l’existence de réalités parallèles. Et, jusqu’à présent, nous aurions glissé entre ces différentes réalités sans le réaliser. »
Elle a souligné que l’effet Mandela n’est pas assimilable à une théorie du complot ni de faux souvenirs. Elle semble plutôt persuadée que cette mémoire alternative est la preuve qu’il existe des réalités parallèles qui interfèrent de temps en temps. Elle pense qu’il est probable que ce phénomène soit une manifestation d’un saut quantique.
Pour les membres de cette communauté, le saut quantique serait le résultat de la conscience collective ou bien des effets secondaires liés aux expérimentations du CERN (l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire). Selon cette seconde explication, les essais sur le collisionneur de hadrons auraient pu modifier la structure de la réalité.
« Certains scientifiques ont, en privé, émis l’idée que les expériences du CERN sur la physique quantique pourraient altérer la structure de la réalité », a déclaré Broome.
Pour appuyer son explication, Broome a évoqué « la théorie des mondes multiples » ou « théorie des états relatifs » du physicien américain Hugh Everett. Elle a proposé que, à chaque fois qu’un état quantique est observé, la réalité se divise et une nouvelle version continue parallèlement à celle que l’on connaît.
Nous ne connaissons que le monde intérieur
D’après Christian Flèche, fondateur du décodage biologique et auteur de Le monde extérieur n’existe pas, « le regard n’est pas passif, il est actif ». Pour le chercheur, personne ne perçoit réellement la réalité comme elle est. Les images reçues par la rétine ne sont pas directement transcrites. Le cortex cérébral compenserait certaines défaillances des capteurs par des éléments de l’environnement, ainsi que de l’histoire personnelle culturelle de l’individu.
« Notre cerveau n’a jamais accès directement à la réalité, il se la construit. Il est en permanence en train de faire des calculs, des interprétations, des reconstructions complexes. Cette relativité de la perception ne doit pas amener à accuser notre cerveau de nous tromper », a expliqué Yves Rossetti, professeur de physiologie à la faculté de médecine de Lyon et chercheur au Centre de recherches de neurosciences de Lyon.
L’expert a précisé que le cerveau a besoin d’interagir avec le monde pour se construire et se structurer. Il serait également en lien avec le contexte. En effet, les circonstances lui fourniraient des clés pour percevoir le monde plus efficacement.
« Le cerveau cherche à mettre du sens partout, même là où il n’y en a pas. Alors il en fait trop, amplifiant les contrastes, créant des contours, des perspectives et d’autres reliefs, en fonction de ce qu’il connaît », a ajouté le neuroscientifique. Les erreurs d’interprétation ou illusions d’optique peuvent concerner l’espace ou le temps, les objets ou les mouvements, les couleurs ou les images, les tailles ou les distances.
Les armes secrètes du cerveau
Selon Henning Beck, auteur de Les erreurs de notre cerveau : un super-pouvoir, ce seraient justement ces imprécisions qui font que le cerveau humain est supérieur à l’IA. « Notre cerveau prétendument défaillant utilise les erreurs pour mieux sortir de toutes sortes de situations sociales, développer de nouvelles idées et générer du savoir », a-t-il expliqué.
En outre, ne pas se souvenir de tout permettrait de retenir l’essentiel. D’après ce neuroscientifique, « toutes nos faiblesses cérébrales sont en réalité les armes secrètes de notre cerveau ».
Si l’on en croit certains observateurs, l’intime conviction des sceptiques radicaux du subreddit sur la véracité de leurs souvenirs s’expliquerait par le concept de dissonance cognitive. Selon cette théorie, lorsqu’une personne est face à une information incompatible avec ses croyances, elle se sent tiraillée. Généralement, elle choisit de renforcer sa croyance initiale.
Des faux souvenirs aux faux témoignages
De nombreuses études ont démontré qu’il existe différentes manières par lesquelles les faux souvenirs peuvent s’implanter et influencer la perception. Le débat sur le sujet revêt d’une importance cruciale tant sur le plan scientifique que judiciaire.
D’une certaine manière, l’existence des faux souvenirs apporte du discrédit aux témoignages des victimes. Ainsi, ces recherches pourraient aider à améliorer les techniques de recueil de témoignages et assurer la qualité des témoignages des victimes, particulièrement dans les affaires d’abus sexuels.
Essentiellement, les faux souvenirs menant aux faux témoignages représentent deux risques. Le premier est qu’un innocent peut être accusé et condamné. Le second est qu’un coupable potentiellement dangereux peut demeurer en liberté.