Dans la mémoire collective des Soudanais, le Ramadan est une période empreinte de douceur et de communion. Les images d’antan surgissent comme des mirages : des tables débordant de mets savoureux, des enfants courant joyeusement sous des guirlandes scintillantes, et des voisins partageant des douceurs sucrées dans une ambiance de générosité. Mais en ce début mars 2025, pour la deuxième année consécutive, cette vision s’est dissipée, balayée par une tempête de malheurs : la guerre, la faim et une inflation qui étrangle les foyers. Alors que le mois sacré commence, les Soudanais n’entament pas une célébration, mais une bataille pour survivre.
Depuis avril 2023, le Soudan, déjà marqué par des décennies de fragilité, est déchiré par un conflit impitoyable opposant l’armée régulière aux Forces de soutien rapide (FSR), un groupe paramilitaire jadis proche du régime. Le bilan est terrifiant : des dizaines de milliers de vies fauchées, plus de 12 millions de personnes jetées sur les routes du déplacement, et une crise humanitaire d’une ampleur colossale. La famine, spectre silencieux, rôde dans plusieurs régions, éteignant les dernières lueurs d’espoir pour un Ramadan empreint de dignité.
À Port-Soudan, ville portuaire de l’est épargnée par les combats les plus violents, les marchés conservent une apparence de vie. Mais derrière les étals, la réalité est implacable : les prix des denrées essentielles ont grimpé à des hauteurs vertigineuses. Un kilo de sucre, indispensable aux boissons et desserts du Ramadan, s’échange désormais contre 2 400 livres soudanaises (1 dollar). La viande, pilier traditionnel de l’iftar, est devenue un rêve lointain : 24 000 LS (10 dollars) pour du veau, 28 000 LS (11,6 dollars) pour du mouton. Avec un salaire mensuel moyen de 60 dollars, ces chiffres résonnent comme un verdict sans appel.
Mahmoud Abdelkader, un habitant de la ville, confie son désespoir : « On lutte pour acheter le strict minimum pour le Ramadan. Certains produits sont chers, d’autres totalement hors de portée. » Hassan Osman, un autre résident, abonde dans le même sens : « Les prix sont insoutenables, c’est une torture. » Les données officielles ne font que confirmer cette descente aux enfers : l’inflation a bondi à 145 % en janvier 2025, contre 136 % un an plus tôt. Dans certaines régions, les employés publics survivent sans salaire depuis avril 2023, abandonnés par un système en ruines.
Si Port-Soudan ploie sous la crise, les zones de guerre comme le Darfour et le Kordofan méridional sont des terres ravagées. Routes bloquées, marchés détruits, réserves épuisées : la famine y a pris ses quartiers. Au Darfour-Nord, trois camps de déplacés sont déjà frappés, tout comme des poches des monts Nouba. Une étude récente, appuyée par l’ONU, prédit que cinq autres régions pourraient succomber d’ici mai 2025 sans intervention urgente.
Les récits des habitants glacent le sang. Au Darfour, certains se nourrissent de coques d’arachide ou de feuilles d’arbres, derniers recours d’une population à bout. Omar Manago, travailleur humanitaire dans la région, peint un tableau apocalyptique : « L’eau potable manque cruellement, la nourriture aussi. Des familles n’ont rien avalé de consistant depuis des mois. » Les agences comme le Programme alimentaire mondial (PAM) sont entravées par les combats, forcées de suspendre leurs opérations dans des zones comme le Darfour-Nord, abandonnant des milliers de personnes à leur sort.
Le 27 février 2025, Volker Türk, Haut-Commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, a tiré la sonnette d’alarme : « Le Soudan est au bord du précipice. Sans cessation des hostilités et sans aide massive, il risque de plonger dans un abîme de crimes atroces et de morts par famine. » Une mise en garde qui résonne dans un pays où l’espérance s’effrite jour après jour.